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Il ne s'agit pas ici d'étudier les sources profondes du message donné au monde par l'art vivant, mais plus simplement d'étudier le processus par lequel s'exprime ce message.
Toute expérience en marche exige un double dynamisme, deux dynamismes bien particularisés; dynamisme de l'expérience et dynamisme de l'expérimentateur. Pour rendre cette affirmation sans équivoque l'automne m'apporte l'image du chasseur aux aguets et de l'oiseau en vol, libre dans l'air. Tous deux agissent dans le moment poussés par des dynamismes bien différenciés.
L'oiseau, image de l'expérience, sans se soucier du chasseur se meut par son propre besoin de vie, spontanément, indifférent, ignorant même le chasseur anxieux. L'oiseau-expérience symbolise la vie en cours qui se déroule selon ses propres lois. L'observateur ne peut rien à la vitesse du coup d'aile, c'est à lui de s'accommoder aux mouvements et à saisir le coup d'aile imprévisible. Voilà le premier dynamisme, dynamisme que nous appellerons fatal parce qu'il suivra son cours indépendant du spectateur, si le spectateur n'est pas présent à son déroulement; contre le spectateur si celui-ci est là impuissant à le saisir.
C'est en somme le drame de l'humain inconscient qui existe en marge de l'expérience-vie.
D'une toute autre nature est le dynamisme du chasseur. Ce dynamisme est successivement en dynamisme conditionné et un dynamisme-réponse. Chasseur aux aguets (aguets: surveillance attentive) n'est pas ici une forme littéraire mais exprime sans détournement la position dynamique du chasseur-expérimentateur. L'attention active (ou dynamisme conditionné) urgente à toutes les secondes devant l'expérience, en aucune fraction de temps, ne peut être passive. C'est l'arc toujours bandé, c'est le pied toujours levé dans la marche.
Cette attention nécessaire n'est cependant pas suffisante en elle-même; elle exige l'action dans sa plénitude, soit le dynamisme-réponse. Cette réponse est la prise de conscience exprimée en mouvements et en changements apportés par l'expérimentateur devant l'expérience en marche.
C'est le spectacle de l'humain conscient, spectateur-acteur qui crée les mouvements de vie, spectateur-marionnette lié à l'expérience par des ficelles tendues.
D'un côté l'expérience qui se déroule malgré tout, d'un autre côté l'expérimentateur attentif et actif en un même moment: ces états requis pour une expérience totale engendre un cycle de progrès, créent une évolution fatale. Cette évolution fatale est exigée par l'expérience qui apporte à chaque instant un aspect nouveau à l'expérimentateur lucide obligé à une nouvelle réponse.
Nous pouvons affirmer que l'évolution picturale ne déroge pas à ces lois. Nous ne sommes pas plus arrivés à la morphologie picturale moderne que nous sommes arrivés gratuitement à la connaissance de l'atome.
Qui veut expliquer la naissance de la physique moderne sera obligé de reconstituer toutes les expériences à rebours; c'est ainsi que graduellement il regardera disparaître devant ses yeux toutes les sciences expérimentales pour arriver bientôt à l'alchimie, et si sa patience n'est pas à bout il ira plus loin encore jusqu'aux confins du merveilleux et de la magie. Tour à tour il verra ressusciter expériences et expérimentateurs, spectacle original où il assistera au rajeunissement d'Einstein, à la résurrection des Langevin, des Curie... À ce spectacle de cinéma tourné à l'inverse, il se plaira sûrement et je ne doute pas qu'il sera convaincu de notre affirmation quand il entendra retourner dans la bouche de Galilée: « !evoum is ruppE ». (« Eppur si muove! »)
Si nous révisons le problème de l'évolution picturale par rapport au sujet de l'œuvre, nous voyons que l'œuvre picturale fut avant tout un problème de représentation jusqu'au jour où l'expérience picturale eut épuisé toutes les recherches dans le champ de la perspective. À ce stage de l'évolution le sujet de l'œuvre, très fortement caractérisé antérieurement par des recherches de la représentation de l'objet, s'élargit et devient davantage lié aux préoccupations personnelles de l'artiste. C'est le début des œuvres qui décrivent des états d'âme, ère qui débute d'emblée avec la Renaissance, période où l'artiste est définitivement libéré des soucis de la perspective. Cette libération des difficultés de l'espace permit d'autres inquiétudes et engagea les artistes dans d'autres recherches. La morphologie permit alors l'expression de nouveaux aspects de la personnalité humaine. L'étude comparée de deux morphologies extrêmes donne des exemples patents des exigences des artistes selon leurs positions respectives devant la difficulté de la représentation. Je pense à l'art égyptien et à l'art de la Renaissance. D'autres exemples peuvent servir.
Il est relativement impossible aujourd'hui de connaître les préoccupations intellectuelles exactes des artistes d'antan — il est inutile d'ajouter que cette connaissance n'entre pour rien dans le jugement d'une œuvre d'art, objet qui a sa valeur plastique en lui-même — mais je crois qu'il n'est pas empirique de conclure qu'à une morphologie donnée correspond une attitude psychique donnée. Ce qui est vrai en philosophie et en science, où de nouveaux développements dans la pensée exigent un nouveau vocabulaire, m'apparait également nécessaire dans l'œuvre picturale. Cette relation impossible à saisir dans les œuvres anciennes nous apparait évidente dans l'étude de la morphologie contemporaine.
Très près de nous une rénovation du sujet de l'œuvre picturale fut permise par une nouvelle acquisition morphologique: la ligne spatiale de Cézanne. Il ne fallut même pas une génération après cette découverte pour que le sujet de l'œuvre fut révolutionnairement changé. Aussitôt que la ligne eut acquis une valeur personnelle, survint le cubisme qui décomposa en volumes l'objet. Le fruit inattendu des expériences cubistes fut de donner à chacun des volumes de l'objet ainsi décomposé une indépendance plastique. L'objet total représenté s'effaça définitivement du tableau et les divers volumes contenus dans l'objet primitif organisèrent une nouvelle synthèse plastique. Le résultat final des expériences cubistes fut une coupure entre le monde des objets matériels et le tableau.
Ce moment dans l'expérience picturale fut le plus révolutionnaire des moments. Cette fois le sujet de l'œuvre est non seulement élargi, comme au temps de la Renaissance, mais le sujet de l'œuvre doit se trouver dans un autre monde: le monde de l'inconscient.
À cause de toute l'actualité de cette révolution dans la morphologie il nous est possible de saisir aujourd'hui une relation entre la pensée et la forme. (L'étude de la valeur psychanalytique des dessins d'enfants nous apporte déjà des renseignements à ce sujet.) C'est précisément au moment où la morphologie exige que le sujet de l'œuvre s'inspire d'un monde nouveau que sont en cours dans le domaine de la pensée les expériences de Freud et de Breton. Qui voudrait expliquer ici cette coïncidence par le hasard aurait beaucoup d'autres coïncidences à expliquer. Hasard! ces évolutions parallèles de la pensée et de la morphologie? Hasard! ces existences contemporaines Freud-Cézanne-Breton? Hasard! les artistes abstraits — et non d'autres — qui ont saisi à travers les expériences cubistes toute l'actualité de la morphologie cézannienne? Hasard! la psychanalyse et l'automatisme en art? Hasard! les peintres académiques?
(Je pense aux pseudo-expériences cubistes '48, expérimentateurs morts qui sont arrêtés au stage cubiste de l'expérience picturale. Pour eux après le cubisme il n'y eut pas de coup d'aile imprévisible, peintres sans yeux depuis, ils répètent avec une habileté d'aveugles des recettes picturales surannées — ici comme ailleurs codifiées par des écoles — les liens entre eux et l'expérience sont rompus depuis longtemps, marionnettes nées sans cordes ils obstruent momentanément la scène. Hasard! Il est intéressant de constater chez ces peintres un arrêt dans les problèmes de la pensée.)
Si nous restons sur le terrain de l'expérience universelle picturale, en négligeant pour un moment le message poétique de l'art vivant, nous constatons que l'œuvre d'art picturale par sa morphologie est un acquis expérimental pour l'homme au même titre que l'expérience scientifique. Le progrès de l'œuvre picturale dépend d'une expérience qui a comme expérimentateur un artiste. L'œuvre d'art vivant sera toujours le message d'un expérimentateur attentif, témoin actif et conscient de l'expérience picturale en cours. L'art vivant est à ce titre l'expression de notre monde par des artistes, ce monde exprimé par une morphologie contemporaine acquise par l'expérience picturale en marche.
Il n'y a pas de doute, l'art est plus que jamais une « voie royale » vers la conscience, voie qui part des zones les plus éloignées du rêve en s'élargissant vers la pleine lumière. Le spectateur n'a plus qu'à lire l'expérience.
Encore faut-il que le spectateur soit aux aguets à son tour: jamais le chasseur ne pourra immobiliser l'oiseau entre nuage et terre, il y aura toujours le coup d'aile imprévisible.
Bruno Cormier
samedi 15 décembre 2007
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